Accueil Voix de la terre

Les agriculteurs sont les gardiens de la santé de la terre et de ses habitants

Cependant, les défis qui pèsent sur les modèles et pratiques agricoles sont nombreux. Nul n’ignore l’impact du changement climatique sur le rendement des cultures, l’appauvrissement des sols lié à certaines pratiques agricoles industrielles, la réduction dramatique de la biodiversité et les risques qu’elle fait peser sur la richesse des écosystèmes, la défiance du grand public vis-à-vis de méthodes agriculturales mal comprises…

Temps de lecture : 8 min

À ces tendances observables à l’échelle du monde s’ajoutent des contraintes propres à l’agriculture wallonne : les prix des produits agricoles sont fortement dépendants des fluctuations des marchés internationaux sur lesquels nous n’avons aucune prise tandis que nos coûts de main-d’œuvre, d’accès à la terre et d’investissement sont parmi les plus élevés du monde. La taille moyenne de nos exploitations se situe aux alentours de 60 hectares, alors que certains analystes estiment que le seuil de rentabilité se situerait désormais au-dessus de 100 hectares. Dans ces conditions, on comprend que le nombre d’exploitations ne cesse de diminuer et que leur taille augmente puisque les surfaces totales cultivées restent stables. On comprend aussi l’émergence d’entreprises de sous-traitance en travaux agricoles et gestion de terres notamment ainsi que le développement des cultures sous contrats annuels avec des entreprises agroalimentaires, qui ont un impact sur la gestion des ressources agricoles.

On constate également le développement d’une panoplie de « modèles agricoles » différents, peu importe leur qualification (circuit court, raisonné, bio, urbain, de conservation…), souvent mal connus ou mal compris de ceux qui ne les pratiquent pas et du grand public, souvent présentés comme opposés ou concurrents, alors que souvent dans les faits ils sont complémentaires et adaptés à des situations différentes.

Ces tendances, nous les avons observées de près lors des travaux que nous avons menés ces dernières années dans le cadre du projet de sucrerie coopérative porté par la CoBT, malheureusement abandonné faute de soutien suffisant des partenaires financiers. Nous les avons aussi mesurées lors de missions stratégiques réalisées auprès d’entreprises agroalimentaires ainsi que de grandes coopératives agricoles. Nous connaissons aussi la situation de nos nombreux parents, amis, voisins agriculteurs.

Dans un tel contexte, comment faut-il envisager l’avenir ?

De toute évidence, il n’y a pas de recette magique pour se libérer de toutes ces contraintes. Nos observations nous conduisent cependant à envisager plusieurs pistes d’évolution pour le secteur agricole. Car de fortes évolutions sont indispensables et sont déjà bien visibles. Nos enfants ne conduisent plus leurs exploitations de la même manière que nos parents, sans parler du changement qui attend nos petits-enfants…

En premier lieu, dans un contexte de faible rentabilité – on a déjà tous entendu un collègue agriculteur nous dire « si on compte tout, on ne fait plus rien » –, il est indispensable de fonder ses décisions sur une connaissance précise de tous ses coûts . Malgré cela, on constate qu’un nombre toujours important d’exploitations fonctionnent sous des régimes qui les dispensent de tenir une comptabilité complète. Certes, cette approche présente notamment l’avantage de la simplicité sur le plan administratif mais elle ne permet pas de connaître la rentabilité réelle de l’exploitation ni des différentes cultures de sorte qu’on peut se demander par exemple si l’impôt forfaitaire n’est pas excessif dans certains cas. De plus, outre le fait qu’il n’encourage pas la transparence des transactions, ce système ne pousse pas les exploitants à constituer des réserves pour faire face aux besoins en investissements. Bien évidemment, les petites exploitations sont plus exposées à ces risques que les grandes.

Ensuite, il est vivement souhaitable que le secteur agricole se réapproprie une part plus importante de la valeur ajoutée de l’ensemble de la filière agroalimentaire. Sans cela, il est dans l’incapacité de remplir les missions productives, environnementales et sociétales que la société attend de lui. Des études menées en France montrent que la production agricole ne représente que 6,5 % environ de la valeur ajoutée totale de cette filière. C’est très peu. Dès lors, on comprend mieux pourquoi les coopératives agricoles de ce pays se sont déployées dans la transformation et la distribution des productions de leurs membres. Paradoxalement, c’est beaucoup moins le cas historiquement en Wallonie. Des opportunités pourraient être saisies dans différents secteurs. L’ambitieux projet de la CoBT en est un bel exemple récent, le secteur des protéines pourrait en être un autre. Les pouvoirs publics pourraient y apporter leur soutien. En revanche, de plus en plus de nos exploitations s’organisent pour transformer et conditionner leurs produits, et les commercialiser au travers de circuits courts afin d’augmenter ainsi leurs marges et renouer le contact avec le consommateur, qui semble apprécier cette tendance. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre l’un ou l’autre de ces exploitants déclarer « gagner davantage sa vie dans la cour de la ferme que sur le champ ». Cette tendance renforce aussi le rôle d’acteur économique local de ces exploitations et valorise le métier d’agriculteur aux yeux du grand public.

L’évolution la plus importante dans laquelle le monde agricole est engagé est probablement celle des méthodes d’exploitation du sol et de la biodiversité auxquelles les agriculteurs ont été poussés durant la seconde moitié du XXe siècle pour faire face aux pénuries alimentaires de l’après-guerre. Nul ne peut ignorer les conséquences sur la santé des sols et des écosystèmes de ces méthodes entre autres basées sur la chimie de synthèse. La Commission Européenne et la FAO mènent des campagnes actives pour revenir à des méthodes plus respectueuses de l’environnement. La réforme en cours de la PAC s’inscrit dans cette évolution. Même si notre région n’a pas connu les mêmes dérives que certains grands pays, la transition est nécessaire et inéluctable chez nous aussi. Heureusement, les solutions existent : quels que soient les noms qu’on leur donne, il s’agit de toutes les méthodes qui visent à améliorer l’activité biologique des sols et la biodiversité. Certes, la transition vers ces méthodes demande une certaine prise de risque, de la persévérance sur plusieurs années et fait appel à des compétences agronomiques pointues. Pour être soutenable et efficace, elle doit être facilitée par un cadre réglementaire adapté et dans certains cas, par des mesures de soutien opportunes. Heureusement, une série d’associations se sont déjà constituées pour apporter aux exploitants les conseils nécessaires au succès et les exemples de transitions réussies commencent à se multiplier dans la région. Nous n’avons rencontré aucun exploitant concerné regretter ses choix. Les jeunes agriculteurs en particulier manifestent un intérêt croissant pour s’engager dans cette voie, malgré les nombreuses contraintes. Ils méritent d’être soutenus par leurs aînés. Les instituts de formation doivent également leur apporter les connaissances nécessaires tout au long de leur carrière.

En même temps que l’évolution des méthodes, le secteur agricole n’échappe pas à l’évolution des technologies et en particulier à la digitalisation. Celle-ci est déjà bien présente dans la gestion courante des exploitations, tant en élevage qu’en culture. Elle occupe une place croissante dans les équipements modernes, et elle se poursuit au niveau des aides à la surveillance des exploitations en temps réel et à la décision. Des systèmes de collecte de données à grande échelle se mettent en place grâce aux réseaux de capteurs au sol et à l’observation par satellite. Le traitement de ces données permet déjà de formuler des diagnostics et des recommandations détaillées au niveau de la parcelle. Certes, il s’agit d’investir avec discernement dans ces technologies en s’assurant que leur rapport coût/bénéfice soit avéré, mais leur dissémination à plus grande échelle devrait les rendre de plus en plus efficaces, en diminuer le coût, voire contribuer à réduire la grande dépendance de l’agriculture au pétrole. Les exploitants ont tout intérêt à se familiariser à leur usage.

Pour un grand nombre d’agriculteurs, s’inscrire dans ces évolutions pour pérenniser leurs exploitations demande un effort d’adaptation important, au point d’en décourager plus d’un. Nous pensons cependant que le renforcement des collaborations à l’intérieur du monde agricole permettrait de relever plus facilement ces défis.

Il s’agit en particulier d’encourager l’échange des bonnes pratiques, de comparer les données d’exploitation, de partager l’investissement en certains matériels et infrastructures. Des organisations évoluent ou se mettent en place pour stimuler ces formes de mutualisation au profit de leurs membres. Il faut leur donner les moyens financiers et humains de remplir leur mission. Les 58 millions rassemblés par la CoBT auprès des agriculteurs et sympathisants pour le projet de sucrerie de Seneffe ont démontré que ceux-ci étaient capables de se mobiliser autour d’objectifs clairs et de projets menés avec professionnalisme. C’est un précédent encourageant.

Enfin, l’image positive du secteur agricole auprès du grand public pourrait être significativement renforcée si celui-ci adoptait une communication davantage ouverte et positive plutôt que défensive. Sa crédibilité passe par la reconnaissance des limites de certaines pratiques historiques et par l’expression d’engagements proactifs en faveur de pratiques positives pour l’environnement, l’économie et l’emploi local.

L’agriculteur est un entrepreneur aux multiples facettes, dont la créativité et la capacité à trouver des solutions à des problèmes complexes est importante. Nous connaissons tous d’excellents exemples ! Cette capacité à être acteur du changement et à être une force de proposition positive doit être exploitée davantage, sans nécessairement attendre que les solutions viennent « du système ».

Les agriculteurs sont des gardiens de la santé de la terre et de ses habitants. Leur rôle est indispensable et irremplaçable. Leur métier passionnant est en évolution constante et rapide tant les défis à relever sont importants. Leur avenir sera lié à leur capacité à mener avec succès les transitions multiples qui se présentent à eux, individuellement et collectivement, en bonne intelligence avec la société et les autorités.

Xavier Desclée,

Benoît Haag,

Développeurs passionnés d’entreprises agricoles

A lire aussi en Voix de la terre

Merci les jeunes!

Voix de la terre Durant ce mois de février, votre détermination et votre enthousiasme ont secoué et réveillé les instances politiques locales et européennes.
Voir plus d'articles