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Ah zut! Ah zott’!

En avons-nous trop, ou trop peu ? Il faudrait se décider… Les élevages industriels produisent trop d’azote : ah zut alors ! Les engrais synthétiques azotés sont hors de prix et risquent de manquer : ah zott’, alors ! Selon les spécialistes du FAO, ceux-ci permettent la production d’un tiers de la nourriture mondiale : impossible de s’en passer sans provoquer une famine… L’agriculture craint dès lors pour son approvisionnement, tandis que des milliers d’unités d’azote se perdent chaque jour dans les airs, dans les nappes phréatiques et les cours d’eau des régions très peuplées et des zones d’élevages hyper-intensifs comme la Bretagne, la Flandre ou les Pays-Bas. Ne serait-il pas temps d’imaginer -et de mettre sur pied !- une politique cohérente qui puisse gérer les flux azotés, d’où qu’ils viennent et où qu’ils aillent ?

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Bizarre ! On mesure mal l’ironie de l’instant : en ces jours maudits où la guerre en Ukraine menace les équilibres agro-alimentaires mondiaux, l’Union Européenne entend placer dans sa nouvelle PAC des BCAE et des éco-régimes fort costauds, annonciateurs d’extensification et de perte de productions. Vous avez dit « bizarre », comme c’est bizarre ! Les temps changent : si nos aïeux paysans revenaient sur leurs terres en 2021, ils seraient étonnés jusqu’à l’ahurissement ! Durant des millénaires, les flux azotés ont été gérés en bons pères de famille, avec des moyens et des connaissances empiriques. Très tôt, les agriculteurs comprirent que les fumiers et déjections déposés au pied des plantes ou enfouis dans les labours, apportaient des éléments nutritifs et amélioraient les rendements. Les animaux étaient élevés pour leur viande, leur force de traction, leur laine, leur lait ou leurs œufs, mais encore et peut-être surtout pour l’engrais naturel qu’ils produisaient. Celui-ci était précieusement conservé et parcimonieusement utilisé pour les cultures vivrières : froment, pommes de terre, légumes…

L’engrais humain n’était pas bêtement évacué en tirant la chasse. Quand j’étais petit, dans les années 1960, notre voisine née en 1900 ne jetait rien « car elle avait connu deux guerres, neuf ans d’occupation, un massacre de civils en août 1914 et un autre en décembre 1944 ». En été, très tôt le matin, nous la voyions passer, fantôme échevelé en longue robe de nuit, galoches claquantes, toute affairée à porter son seau hygiénique au courtil, pour le verser entre les rangées de poireaux, de salades ou de carottes. Elle compostait ses toilettes sèches remplies de gazettes, avec le fumier de ses poules et ses lapins. Nous en riions gentiment, je m’en confesse. Ma voisine a vécu jusque 102 ans, excusé du peu… Apparemment, salmonelles et listerias n’avaient aucune prise sur elle -Kinder, même pas peur ! –, coliques d’une mort annoncée chez les consommateurs d’aujourd’hui trop peu immunisés ! Autrefois, au sortir des villages, des dizaines de petits fossés étaient greffés sur les ruisseaux, de manière à inonder les prairies durant l’hiver et les fertiliser. Les herbes y poussaient drues au printemps, fertilisées par l’azote et d’autres éléments dilués dans les eaux usées collectées. Nos ancêtres n’étaient pas si stupides…

Avec le carbone, l’hydrogène et l’oxygène, l’azote constitue l’une des pierres angulaires des éléments constitutifs du vivant. Quand il vient à manquer, la plante ne peut plus grandir, synthétiser ses protéines, à moins d’être aidée par des bactéries dans le cas des légumineuses. Quand la science et l’industrie, ô miracle, mirent au point un processus susceptible de fabriquer en quantité illimitée de l’ammoniac et du nitrate, l’agriculture vit soudain s’élargir son champ des possibles, de manière exponentielle. Trop exponentielle… Il faut toujours que l’être humain exagère, mais ici, c’était pour la bonne cause, pour produire des céréales et toutes sortes d’aliments, afin de nourrir le monde ! Depuis septante ans, les rendements ne cessent d’augmenter grâce aux engrais minéraux, principalement. Une autre source d’azote, importée avec les sojas d’Amérique pour les élevages hors-sol, est venue en remettre une couche. L’Europe est passée du trop peu d’azote -Ah zott’ alors ! –, au trop d’azote -Ah zut alors !-. Dès 1990, voici trente ans, les rejets azotés d’origine agricole ont commencé à tracasser les eurocrates. On était clairement dans le « trop », à une époque où le gaz naturel était bon marché et permettait la fabrication d’engrais à foison ; quand les porcheries, étables et poulaillers des exploitations hors-sol débordaient de déjections dont les fermiers bataves et flamands ne savaient que faire. La pollution impactait les écosystèmes et menaçait nos sociétés humaines.

L’Union Européenne sortit sa Directive Nitrate (91/676/CEE) le 12 décembre 1991, laquelle ne fut appliquée en Belgique qu’en 2002, avec l’élaboration laborieuse du PGDA. Fini ce grand « n’importe quoi », aurait dit ma vénérable vieille voisine ! Depuis lors, des infrastructures de stockage des effluents d’élevage ont été construites, et les épandages sont strictement réglementés. Le « trop d’azote » -Ah zut alors !- reste pourtant d’actualité en Flandre et aux Pays-Bas, avec leurs millions de cochons et leurs myriades de volailles, nourris aux protéagineux sud-américains déversés dans leurs ports. Le gouvernement néerlandais et la Région Flamande envisagent sérieusement des solutions drastiques pour trancher le nœud gordien : expropriations de terres sensibles, dispositifs de cessation ou de réorientation d’exploitations ciblées trop polluantes, etc.

Je voudrais qu’on m’explique ! Pourquoi ne pas utiliser cet excès d’azote « polluant » pour remplacer l’azote minéral synthétisé à grand renfort de gaz russe ? Comme ma voisine avec son vase de nuit ? Celle-ci n’avait que cinquante mètres à trottiner d’un bon pas ; ce serait sans doute plus compliqué avec des camions-citernes sur des centaines de kilomètres, et moins durable… Le plus simple, -peut-être ? –, serait de pratiquer une agriculture davantage pastorale, avec des troupeaux de moutons ou de bovins présents dans les fermes de grandes cultures, comme autrefois. Les jeunes fermiers n’aiment plus détenir des animaux, trop chronophages, trop peu rentables… Allez hop : c’est tout de même plus facile d’épandre son azote minéral en granulés, vite-fait-bien-fait sur le gaz !

Une chose est sûre : le trop là-bas et le trop peu d’azote ici n’ont pas fini de nous faire tourner en bourrique. Ah zott’ alors !

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