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«Ça ne roule pas à l’eau, ç’t’engin-là!»

Le « ça » en question était vert-prairie décoré de bandes jaunes, et arborait fièrement sur son nez la petite fusée dorée de Magerus-Deutz. Vingt-deux chevaux-vapeur sous le capot, relevage hydraulique et prise de force (« À quoi ça peut servir ? »). En ce mois de mai 1965, mon oncle n’était pas peu fier de son premier tracteur, et mon grand-père fort dépité de voir ses deux braves juments mises au repos forcé, avant peut-être de gagner l’abattoir… Il ne cessait de critiquer l’acquisition de son fils, et affirmait qu’il allait se ruiner en mazout, en huiles et en entretien de « ça ». Pourtant, à l’époque et durant les Trente Glorieuses, le carburant ne coûtait que l’équivalent de quelques centimes d’euro/litre. Mais si le vieux Parrain revenait sur Terre aujourd’hui, mazout vingt fois plus cher, il dirait : « J’te l’avais bien dit : ç’t’affaire-là va vous mettre tous sur la paille ! ».

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Je me rappelle ses paroles comme si c’était hier. Dites en wallon, elles étaient bien plus percutantes. Je les ai ré-entendues dans la bouche d’un petit-fils de cet oncle, mot pour mot ! « Ça ne roule pas à l’eau ». Il venait de remplir sa cuve pour la modique somme de 4.000 € et des poussières, payables à la livraison -la confiance règne !-. Au labour, son 140 CV consomme 15 litres/heures, dit-il, et à peu près autant avec le semoir combiné. Ses 20 hectares de céréales de printemps vont lui coûter bien plus de 1.000 litres de carburant, avec l’épandage de fumier puis d’engrais minéral, le roulage et la pulvérisation. Il se demande comment font les cultivateurs qui ont 200 hectares sous labour. En fait, compter ses frais, il déteste ça : les calculs le dépriment, mais il faut bien semer s’il veut récolter de quoi nourrir ses vaches laitières. Ensuite, il lui faudra charruer pour le maïs, herser et rouler les semis de fourrages… Le « ça » de son arrière-grand-père commence à lui coûter les yeux de la tête. Mais comment faire pour alléger les factures ?

Les carburants se renchérissent d’année en année ; depuis quelques mois et surtout suite à la guerre en Ukraine, les prix à la pompe deviennent prohibitifs, entend-on geindre partout autour de nous. Voilà qui devrait inciter les gens à voyager moins, à limiter leur consommation d’énergie fossile, et diminuer les émissions de gaz à effet de serre qu’elle entraîne… Vu sous cet angle environnemental, il n’y point de si grand mal qui n’ait un petit bien, et je dirais même un grand bien pour la planète, dans ce cas précis ! La croissance économique de l’Occident, depuis la deuxième guerre mondiale, s’est grandement appuyée sur l’utilisation de carburants fossiles bon marché, quasiment volés aux pays du Sud avant 1973 et le premier choc pétrolier. Nous vivons une crise tout aussi grave, en ces jours maudits de guerre à l’Est de l’Europe, de quoi nous faire réfléchir sur nos habitudes de travail et de vie. Le seul argument efficace pour convaincre les gens de changer leur regard sur leur manière irresponsable de brûler les ressources naturelles, n’est autre que l’argent, le coût de l’essence, du mazout et du gaz. C’est le nerf de la guerre, Poutine en sait quelque chose…

Les agriculteurs éprouvent aujourd’hui la dureté de cet écueil, et se grattent les neurones pour trouver des solutions, eux aussi. Comment épargner du mazout, entamer sur nos exploitations ce qu’on appelle pudiquement la « transition énergétique », en évitant de prononcer un mot qui serait sans doute plus approprié, mais trop effrayant : « révolution » ! L’arrivée du petit Deutz en 1965 a fait basculer les échelles de valeur de mon grand-père, ainsi que ses convictions les plus intimes, enracinées au plus profond de son vécu. Il comprit les enjeux, et finit par conduire « ça » lui-même, jusqu’au jour où on le retrouva mort assis à son volant, quinze ans plus tard. De même, les fermiers du 21e siècle vont certainement s’adapter aux nouvelles donnes, trouver des solutions pour consommer moins de mazout. Rouler à l’huile de colza produite sur la ferme ? Au gaz de biométhanisation ? À l’électricité fournie par des panneaux photovoltaïques ? Éviter les pratiques culturales gourmandes en énergie ?

Est-il en effet bien avisé de labourer, et de labourer encore et encore, avant de semer des céréales ? Le temps viendra sans doute où cette pratique systématique sera déconseillée, voire interdite. Rien ne semble impossible, dorénavant… Les techniques sans labour font leur petit bonhomme de chemin dans l’agronomie d’aujourd’hui. Les premières charrues dignes de ce nom apparurent en Ardenne à la fin du 19e siècle, quand les frères Mélotte de Remicourt mirent au point en 1878 une charrue légère, très maniable, au versoir révolutionnaire adapté à tous les sols. Avant, les paysans de chez nous se servaient d’araires, et travaillaient le sol en surface. En 2022, les firmes de matériel agricole rivalisent d’inventivité et proposent des machines -des « ça », aurait dit mon grand-père !- innovantes qui permettent d’épargner le labour et plusieurs passages de tracteur. Ce sera tout bénéfice pour les émissions de GES, et bien plus respectueux pour les sols, leur humus et les milliards de milliards d’êtres vivants qu’ils renferment.

Et puis, -qui sait ? –, d’ici quelques dizaines d’années, les tracteurs -ç’t’engin-là !- fonctionneront peut-être à l’hydrogène, issu de l’électrolyse d’H2O ? « Ça » roulera enfin à l’eau…

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