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Che Guevagra

Un heureux concours de circonstances a déposé devant mes yeux une très vieille gazette, « L’action syndicale paysanne », datée d’avril 1963. Il s’agissait d’une publication mensuelle de l’ASDEA (Action Syndicale Des Exploitants Agricoles), un mouvement qui appelait tous les agriculteurs à s’unir pour mieux se défendre contre la « politique de la grosse agriculture », pour employer leur expression favorite. Sa devise était « Unité et Solidarité ».

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En ce temps-là, d’autres groupements partageaient la scène du syndicalisme paysan : les UPA (Union Professionnelle Agricole), l’AAB (Alliance Agricole Belge) liée au Boerenbond. Je n’ai pu découvrir si l’UDEF (Union de Défense des Exploitations Familiales) existait ou non en 1963.

Aujourd’hui, nous avons surtout la FWA, mais encore le MAP, le MIG, et la FUGEA. Les refrains de leurs chansons ne sont qu’attendrissants gazouillis d’oiseaux à côté des articles militants que j’ai découverts avec délice dans l’organe de presse de l’ASDEA. Cette association regroupait des agriculteurs des régions herbagères du Nord-Est de l’Ardenne et du Pays de Herve, éleveurs laitiers pour la plupart. Elle s’était formée en réaction à « l’apathie des syndicats traditionnels », à leur conformisme et leur attachement inconditionnel aux partis catholiques (PSC et CVP), tout-puissants dans nos campagnes à cette époque. L’agriculture wallonne, selon l’ASDEA, était inféodée au Boerenbond. « La fidélité de l’AAB au BB frise la servilité, et sa crédulité, la naïveté ».

Excellents, tous ces textes ! Bien rédigés, agréables à lire, respectueux des personnages publics, à la fois désopilant et interpellant. Le meilleur était André Bosmans, sorte de « Marc Assin » puissance X, un Che Guevagra rigolo, un peu redondant dans ses thèmes, mais ô combien jubilatoire dans ses envolées lyriques. Il agrémentait parfois ses textes de caricatures très évocatrices, où par exemple le ministre de ces années-là, Charles Héger, apparaissait en train de courtiser BB, (Boerenbond-Brigitte Bardot), lui offrant un grand panier de bonnes poires (des têtes de paysans) cueillies sur des arbustes en forme de tridents de la colère.

Ce Charles Héger, un PSC namurois, fut ministre belge de l’agriculture de 1950 à 1954, et de 1960 à 1971. Excusé du peu ! Une longévité record, due à l’emprise (l’étranglement) de la religion catholique sur la paysannerie, et son vote PSC envers et contre toute logique. Ce brave homme a donc géré la mise en place de la PAC en Belgique, une PAC portée sur les fonts baptismaux en 1962. L’ASDEA lui reprochait d’être le ministre de la « grosse agriculture », d’être le pantin de la CEE et du BB, de vouloir la fin des petites exploitations agricoles familiales. Mission accomplie au-delà de toute attente !

« En 1960, 200.000 familles élevaient encore des animaux et cultivaient la terre en Belgique, chiffre qui se retrouve quasi divisé par SEPT en 2017 !!! L’ASDEA, dans ses articles combattants, annonçait dès 1963 « un génocide paysan », si les principes de la PAC étaient appliqués, et si le monde politique ne prenait pas conscience du désastre à venir. La parité des revenus, promise par Héger et ses semblables, n’était qu’un leurre grossier et serait atteinte « quand l’homme marchera sur la Lune, sur Mars et sur Vénus », pour reprendre les mots d’André Bosmans, chroniqueur d’une mort annoncée. Personne ne le croyait ; Cassandre n’aurait pas mieux prédit…

Ses propos ont gardé force de vérité jusqu’à aujourd’hui. Rien n’a vraiment changé : l’unique finalité de la PAC est avant tout économique. L’industrie agro-alimentaire et le grand commerce sont maîtres de notre destin, plus que jamais ; s’y sont greffés d’autres lobbies : écologistes, associations de consommateurs, végétariens anti-viande, etc, etc. « Les grosses exploitations vont manger les petites, de gré ou de force. », comme l’écrivait André Bosmans.

Hélas, voici 50 ans, si les agriculteurs très nombreux pouvaient peser sur les décisions politiques, c’est aujourd’hui beaucoup trop tard. Le 23 mars 1971 (tiens tiens, fin du règne de Charles Héger), 100.000 agriculteurs en colère se sont rassemblés à Bruxelles, pour manifester leur désespoir de manière… très musclée ! Neuf années trop tard… On voit le résultat aujourd’hui.

L’ASDEA n’a pas été écoutée, on s’en doute. Elle était trop en avance sur son temps ; elle manquait de moyens, pot de terre paysan contre pots de fer politiques. Pourtant, ses messages étaient clairvoyants et pertinents, et savamment étayés. Lors de chaque édition, un petit poème était publié. Je ne résiste pas à l’envie de confier à votre lecture attentive ces quelques vers, signés par H Bonfond :

Paysan, réveille-toi

Entends-tu, Paysan ?

Entends-tu ce vent de colère ?

Qui monte

Entends-tu ce bruit de tonnerre ?

Qui gronde

C’est le vent de ta misère

Le cri de ta colère

C’est ta force qui gronde.

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