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«Il vous faudrait une guerre!»

Quand j’étais enfant, j’ai entendu cette réflexion des dizaines de fois dans la bouche des adultes, excédés de nous voir chipoter avec la nourriture quand celle-ci nous semblait trop monotone ou trop rustique. À midi, nous mangions des patates à l’eau, et le soir, des patates au lard, du lundi au samedi, mais le dimanche, – quelle chance ! –, nous avions… des pommes de terre ! Par chez nous, c’était le menu de la plupart des gens, voici cinquante ans. Que dire des aliments d’aujourd’hui, deux fois plus abondants et cent fois plus variés ! Très vite pourtant, les consommateurs se lassent. Ils s’habituent aux bonnes choses, et ne les estiment pas à leur juste valeur, à quel point il est précieux de ne manquer de rien. Mais à la première crise sérieuse, comme celle que nous vivons actuellement, les vieilles peurs reviennent à la surface, et certains se précipitent vers les magasins pour stocker des vivres de première nécessité, au cas où ils devraient rester confinés chez eux.

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Quand j’étais enfant, j’ai entendu cette réflexion des dizaines de fois dans la bouche des adultes, excédés de nous voir chipoter avec la nourriture quand celle-ci nous semblait trop monotone ou trop rustique. À midi, nous mangions des patates à l’eau, et le soir, des patates au lard, du lundi au samedi, mais le dimanche, – quelle chance ! –, nous avions… des pommes de terre ! Par chez nous, c’était le menu de la plupart des gens, voici cinquante ans. Que dire des aliments d’aujourd’hui, deux fois plus abondants et cent fois plus variés ! Très vite pourtant, les consommateurs se lassent. Ils s’habituent aux bonnes choses, et ne les estiment pas à leur juste valeur, à quel point il est précieux de ne manquer de rien. Mais à la première crise sérieuse, comme celle que nous vivons actuellement, les vieilles peurs reviennent à la surface, et certains se précipitent vers les magasins pour stocker des vivres de première nécessité, au cas où ils devraient rester confinés chez eux.

Le coronavirus agit un peu comme un révélateur des instincts de survie, endormis par des décennies d’abondance alimentaire. Le Covid-19 provoque un ralentissement de la grande machinerie économique : des ports sont bloqués en Chine, les transports routiers et aériens tournent en mode mineur, de fausses rumeurs de pénurie naissent et circulent à toute vitesse. La vue de rayons vides dans les supermarchés suscite l’émoi des clients et ceux-ci, à leur tour, chargent leur caddie de boîtes de macaronis ou de spaghettis, de boîtes de conserve, de sucre ou de café. Il s’agit là d’un comportement grégaire, comme les moutons qui se précipitent en troupeau, les uns à la suite des autres, pour échapper à un prédateur ou pour rejoindre le bac où le berger leur vide des concentrés.

« On ne sait jamais ! ». Cette formule magique explique tout, excuse tout… Ce phénomène de stockage à la maison n’est pas visible partout, mais il suffit de quelques inquiets pour enclencher ce genre de comportement, lequel est pour le moins étrange en Belgique, pays d’industrie alimentaire où les silos à grain et les hangars agricoles débordent de denrées en tous genres. En pommes de terre, notre pays exportateur possède en réserve de quoi subvenir à la consommation nationale durant un an et demi ; le blé emmagasiné dans les ports de Gand et d’Anvers représente plusieurs centaines de milliers de tonnes ; le cheptel national bovin compte 1,3 million de têtes, auxquelles s’ajoutent 5,7 millions de porcs, 47 millions de poulets. Beurre, fromage, poudre de lait et berlingots remplissent des frigos de tailles inimaginables ! Même si tout s’arrêtait, la Belgique serait un des derniers pays sur Terre à mourir de faim.

Nos compatriotes se rendent-ils compte du luxe inouï dont ils jouissent ? Ils ne risquent absolument pas de manquer de nourriture, si ce n’est quelques petites spécialités exotiques qui sont loin d’être indispensables. « Il vous faudrait une guerre ! », nous serinaient nos parents et grands-parents, pour nous faire apprécier à quel point manger à sa faim quotidiennement constitue un don du Ciel, par la grâce du travail assidu des agriculteurs. Hélas, nous ne récoltons qu’ingratitude et dédain, depuis la nuit des temps, puisqu’on nous appelle « vilains » ou « culs-terreux », en nous affublant de défauts imaginaires : pollueurs, accapareurs, profiteurs, empoisonneurs…

C’est assez drôle, finalement, d’observer les réactions de nos concitoyens face à une crise pour le moins étrange, désincarnée, toute en images et en reportages médiatiques. Il est surprenant et surréaliste de vouloir stocker des aliments chez soi, dans un pays où rien ne manque, en qualité et en quantité. Les agriculteurs seraient bien inspirés de profiter de la situation pour rappeler avec vigueur, à tous ces écureuils inquiets qui stockent des noisettes, combien il est important de soutenir son agriculture, garante d’une sécurité alimentaire absolument indispensable pour la survie d’une société.

Le Covid-19 n’a pas fini de nous étonner, de susciter des réflexions… Incarnerait-il cette « guerre » imaginaire dont parlaient si souvent nos parents ?

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