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Sur la paille

L’hiver nous transit ; le printemps nous ravit ; l’été nous éblouit ; l’automne aujourd’hui nous saisit, et nous donne cette année bien des soucis. La saison des feuilles mortes présente deux faces : l’une scintillante sous la lumière oblique, parsemée d’ors et de couleurs fauves ; l’autre déprimante sous un ciel d’étain, giflée de bourrasques et de pluie. Les jours sont courts et parmi nous la Covid court, court, court… Pour garder le moral, il faut pas mal d’imagination ! La Toussaint, il est vrai, n’a rien d’une fête réjouissante, décoiffante, hilarante. Elle nous engage à être sérieux, à faire le bilan, à compter nos points, à calculer par exemple nos stocks de fourrage engrangé. Nos réserves de foin et d’ensilage entendront-elles chanter le coucou en avril ? Nos trésoreries passeront-elles le cap de l’hiver ?

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« Quel égoïste ! », me direz-vous ! «  C’est bien un culto ! Tout va mal autour de lui ; des tas de gens risquent de se retrouver sur la paille. Et lui, il se tracasse justement… pour sa paille, ses vaches, ses petits sous ! » . Et pourquoi pas ? Tandis qu’il traverse la crise sanitaire universelle, chacun, dans le même temps, garnit sa vie de ses propres soucis, colorés de teintes tantôt vives et blessantes, tantôt tristes et sombres. Et le souci du moment, chez l’éleveur de bovins, est d’estimer si son stock d’aliments récoltés sur la ferme suffira à nourrir ses animaux jusqu’au printemps ! La sécheresse a duré de mars à fin septembre, et les prairies ont beaucoup souffert, ainsi que les cultures fourragères. Les rendements ont été très moyens, et, dès le mois d’août, il a fallu déjà affourager le bétail. Le constat est désastreux, en cette veille de Toussaint : les réserves sont deux fois trop faibles ! Il va falloir acheter des aliments, se débrouiller pour laisser le plus longtemps possible les vaches au dehors, pour qu’elles broutent les maigres repousses jusqu’à la dernière herbe, quitte à piétiner les gazons. Il faut réfléchir, explorer toutes les pistes !

Et dire que la majorité des gens pensent que le métier d’agriculteur est ultra-simple, et requiert peu d’intelligence… Les fourrages voient leurs prix flamber, à la vitesse d’une vague de contamination au coronavirus. Ils vont tout simplement devenir impayables ! Du foin à 250 €/tonne, de la paille à 150 €/tonne : ces denrées de base sont devenues inaccessibles. Bien entendu, les fermiers les plus prévoyants gardent d’une année à l’autre un bon stock « en réserve de la république ». Mais comme Napoléon à Waterloo en 1815, nous avons déjà « fait donner la garde » durant l’été, trop tôt, et l’issue de la bataille à venir est des plus incertaines. Faudra-t-il recourir aux recettes du passé ?

Autrefois en effet, la pénurie de fourrage a frappé plus souvent qu’à son tour, au cours du 20e siècle. Il y eut bien entendu les deux guerres, avec leurs réquisitions, leurs destructions, les drames humains et matériels mille fois pires que la crise actuelle. Il y eut des années de sécheresse (1929, 1947, 1976…), des années d’intempéries (1925, 1966, 1984…). Il fallut bien se débrouiller pour nourrir ses animaux… Le plus souvent, la paille de céréales servait de « tampon », de réserve stratégique, comme aujourd’hui d’ailleurs. Lors des années d’abondance, elle était utilisée comme simple litière, dans les étables et bergeries. Quand le foin venait à manquer, le «  strin » (la paille) prenait sa place dans les râteliers. Elle était « axellée » (hachée) et mélangée aux betteraves, aux déchets de pommes de terre, pour remplir la panse des vaches. Mais pour la litière ?

En 1947, m’a raconté un nonagénaire, lui et son père étaient allés en forêt, au bord des routes, pour faucher et ramasser des charrettes de fougères, genêts, épilobes et autres broussailles. Cette « biomasse », comme on l’appellerait aujourd’hui, était coupée le plus finement possible pour être éparpillée sous les vaches et les veaux, afin de les tenir au sec et au propre. Pour épandre manuellement le fumier au printemps, puis labourer au cheval avec la petite charrue Mélotte, ils avaient vu «  le diâle assis suss’ cul », éprouvé mille difficultés pour démêler les branchettes et les enterrer dans la raie de labour.

En 2020, certains parlent d’utiliser des copeaux de bois, les plaquettes issues du déchiquetage de haies vives ou d’épicéas scolytés, des sciures ou autres produits riches en cellulose et lignine, afin d’absorber les déjections et assurer un certain bien-être animal dans les stabulations, un peu comme des pellets de chauffage pour les litières des chats. Bien entendu, tout cela aura un coût…

Le plus ironique sera de se retrouver au printemps « sur la paille », mais sans paille…

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