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Le miroir reconstitué

Le vieux Piette est mort !… Un vieux dur à cuire ce vieux Piette ! Je n’arrive pas encore à y croire… Un mois déjà et, songeur, je contemple les piles de cartons du vieux, ses archives comme il disait…

Temps de lecture : 11 min

Je fus bien surpris quand on me fit savoir que Piette me léguait ses papiers. Cela m’embarrassait de prendre ces documents, mais la famille m’a rassuré… Puis, j’ai compris qu’ils étaient assez contents de se débarrasser de ces nids à poussière. J’ai dû faire deux voyages avec mon break, mon salon déborde, où vais-je ranger tout cela ? Comment classer ces notes, bouquins, statistiques, carnets de compte, coupures de presse, réglementations, annotations et autres fatras ?

La valeur du passé

« Sacré Piette, combien de fois ne t’ai-je pas accompagné dans tes pérégrinations, tes réunions, tes croisades pour refaire le monde ? Toi, le reflet du passé, encore vert jusqu’à ta mort à 86 ans bien sonné. Toujours, tu étayais tes réflexions d’anecdotes, de données, ou d’expériences vécues, tirées de ces documents anciens ? Cela te valut même le pseudonyme de ‘miroir du passé’», songe Adhémard. Un jour, un excédé, avait osé le traiter de vieux reflet antédiluvien. Je comprends que Piette ait pu irriter ces jeunes fous qui fonçaient tête baissée. Ses arguments sonnaient juste, fruits de l’expérience et sagesse, et cela les muselait. Mais avec le temps, ils finissaient par comprendre et l’apprécier.

« Certains documents fort anciens doivent avoir de la valeur… » me dis-je. Souvent, dans les derniers temps, tu me disais que je serais ton légataire spirituel. Ces caisses sont donc une mission, un apostolat, une quête à perpétuer… mais j’hésite, la vérité n’est ni bonne, ni facile à dénoncer. Avec un soupir, j’ouvre la première caisse et farfouille… Deux heures du matin, voilà plus de 6 heures que je remonte le temps. « Sacré bon Dieu ! Vite aller dormir, sinon je ne saurai pas me lever pour la traite ! », m’écriais-je.

Les pièces d’un puzzle

Cinq heures trente, dans la salle de traite, je masse machinalement les pis, contrôle les premiers jets de lait, pose les gobelets aux vaches qui docilement se laissent soulager de cette pression. Le lait chaud et crémeux danse dans le grand bocal en Pyrex. Je suis ailleurs… Le désordre des cartons n’était qu’apparent, des soulignages et des marges pleines de commentaires guident la réflexion. Piette est là, sur le siège passager aux petites heures du retour d’une réunion, il émet ses commentaires, ses critiques, son analyse et son exaltation aussi, car c’était quelqu’un de vivant Piette et jusqu’à la fin, il est resté étonnamment jeune.

Vint l’hiver. J’en passe des soirées sur ces papiers ! Piette est encore plus présent que de son vivant. Le vieux miroir du passé est brisé et, patiemment, soir après soir, j’en rassemble les éclats. Peu à peu, le puzzle se reconstitue et donne de la cohérence à ces fichus reflets du passé. La nuit mon subconscient travaille et c’est pendant la traite du matin que les morceaux se cherchent au sein de mon cerveau, parfois ils trouvent leur place, alors, exalté je ris… Sans cesser de ruminer, une vache se retourne et on peut lire, dans ses grands yeux, des questions sur le mental de son patron. Parfois ; je jure et la bête se demande ce qu’elle a encore fait.

Gérer l’avenir

Ce fut mars, le temps des clôtures… Avril, la mise au pré, les combats pour la reconstitution de la hiérarchie du troupeau. D’un coup de bâton à plat sur la croupe, en bon paysan, je réprime les excès. Quand la dominance s’établit et que toutes broutent, j’exécute un dernier tours du pré, pour bien montrer que le vrai dominant c’est l’homme. Je ne tiens pas à ce que la reine du troupeau encorne un promeneur égaré dans mes prairies.

Les jours allongent, voici juin, le mois des foins, je n’ai pas le temps de lire. En août, dans la tiédeur du crépuscule, assis à l’ombre du vieux noyer, je peux enfin, avec délice, me replonger au sein de nos racines, de nos problèmes, de notre histoire si humain et si différent de celle des manuels. Plus je m’imbibe de cette mémoire et plus j’ai soif de savoir, de reconstruire cette connaissance.

Ces vieux comptes, ces recensements d’Abbayes, la dîme, cette taxe en nature qui servait à financer autant la charge du sacristain, que celle de l’étalon géniteur. Ces bondieuseries associées à l’entretien des taureaux reproducteurs sont bizarres. Différents acteurs s’expriment, Piette s’estompe… Pourtant, l’autre jour, les yeux brûlés par la fatigue, je l’ai vu, avec son bon sourire, il me surveillait depuis le miroir du salon…

Et je commence à écrire moi aussi, à classer, à relier le passé au présent pour gérer l’avenir.

C’est en septembre que les réunions agricoles reprennent, syndicales, comice, présentation technique, vulgarisation, informations, organisations de foires, concours, criées, politique, assemblées coopératives, portes ouvertes, etc., il y en a pour tous les goûts… Je prends des notes, pose des questions, émets des avis… J’ai l’impression que des écailles me sont tombées des yeux… Je comprends le dessous des cartes, ce que l’on ne veut pas nous dire, ce qu’on veut nous faire avaler, comment on va nous duper…

La deuxième année après le décès de Piette est faste pour moi. Mes arguments portent, certains politiciens, directeurs et même dirigeants syndicaux mis à jours dans leurs arrières pensées s’en retournent, vert de rage, cela, à la grande joie de nombreux petits agriculteurs si compétents dans leur métier et si malhabiles et prudents dans la formulation de leurs remarques et revendications.

Le pouvoir manœuvre

Le pouvoir en place manœuvre , les invitations me parviennent un jour trop tard ou pas du tout. Cela se sait et crée de violentes polémiques qui ne tournent pas à l’avantage des manipulateurs.

Changement de tactique : le système invite des scientifiques pour me clouer le bec et me ridiculiser. Je passe cet examen avec brio : connaissant le sujet de la conférence, je puise dans les trésors de Piette des copies de documents, souvent inédits, concernant les sujets traités et qui remettent en cause certaines théories. Beaucoup de ces conférenciers apprécient ces données qui ouvrent de nouvelles pistes à leurs réflexions. Un seul problème, les discussions se situant à un niveau peu accessible pour la majorité des participants, ces derniers ne comprennent pas toujours les tenants et aboutissants de ce qui se dit.

Pouvoir et revers…

C’est cette année-là que je suis élu président syndical de mon canton. Hélas, ce relatif succès me monte à la tête, je commence à me croire sorti de la cuisse de Jupiter. Je passe mes soirées au téléphone, j’accumule et analyse toutes les statistiques, rapports gouvernementaux et réglementations concernant l’agriculture, mais j’encaisse aussi mes premiers revers. Au retour d’une réunion, je trouve ma meilleure laitière morte en plein vêlage, la tête du veau et une patte sont engagées, si j’avais été là, en deux temps trois mouvements, j’aurais redressé l’autre patte et l’épaule n’aurait pas coincé. La bête commence déjà à gonfler, son œil vitreux lance un regard plein d’angoisse tandis que sa gueule s’ouvre sur un long reproche silencieux.

Cette nuit-là, je fais un cauchemar : Piette m’observe du fond du miroir de la commode, « Vieux vachers venez voir vêler vos vaches et vous verrez vos veaux vivants » articule-t-il. « Ce fameux dicton aux 13 V qui gère la réussite des naissances, comment as-tu pu l’oublier ? ». Je m’éveille en nage, vaseux, empreint d’un irrépressible sentiment de culpabilité…

Deux mois plus tard, pour quelques heures perdues dans une commission fiscale foireuse, je rate mes foins à cause d’une petite mouillette, juste au moment ou la machine commence à les presser. Mouillette qui se transforme en un crachin qui perdure 15 jours, ce qui impose au bétail l’ingestion de ce tabac nauséeux pendant tout l’hiver. Inutile de dire que les vaches furent très chiches au niveau de la production laitière.

J’en deviens vindicatif, tant au téléphone, qu’en réunion, dont j’en élude certaines. Je perds des amis, le système en profite pour m’exclure du conseil d’administration de sa coopérative et ce, d’une manière fort peu statutaire. Je suis amer et me cantonne dans mon exploitation où je redresse enfin une situation quelque peu compromise… Mon moral remonte !

S’exprimer et rester propre

Six ans que Piette est mort, je retrouve le chemin des réunions… Le système n’apprécie que modérément ce retour, on me coupe la parole ou on me la refuse. Je rentre chez moi furieux. C’est à cette époque que je me mets à écrire dans les journaux locaux. Mes sujets sont très élaborés. mes données sont confirmées par des contacts et des sources précises. Mes textes clairs, à la portée de tous, basés sur l’expérience des anciens, détricotent passablement certains errements de la technologie agricole et ils éclairent le dessous des accords et des compromis… Ils font un tabac… Désormais, si on ose me couper la parole, la salle hue l’intervenant fut-il directeur ou député, je deviens référence.

Et Voilà qu’en coulisse on me fait comprendre qu’il me serait promis à un bel avenir si je me limitais à certaines choses… Mais, intransigeant, je veux rester « Propre »… Et, à cause de cette conviction, on me salit, on m’avilit, je cause des problèmes partout, surtout là où il n’y en a pas… Il me faut longtemps pour faire comprendre, péniblement et pas encore à tous, que ces problèmes, je ne les crée pas comme, mais je les révèle, je les dénonce, ce qui est fondamentalement différent. Néanmoins, on arrive à m’exclure de tous postes décisionnels.

Plus de poésie

Et les années passent… Je fais toujours autorité, on me respecte, mais seulement de façon individuelle. Je n’ai jamais pu rassembler un staff autour de moi. Je deviens vieux, non pas un dinosaure comme l’était Piette, mais plutôt un électron libre imprévisible, un vieux solitaire obstiné que l’on redoute. Je pratique l’agriculture biologique, ce qui m’écarte encore un peu plus de la majorité des agriculteurs conventionnels qui redoutent la comparaison. Pourtant même si rejette la chimie des engrais et du transgénisme, je me positionne toujours au sommet de la technique et de l’informatique ce qui me permet de mieux gérer les médicaments à base de plantes, d’huiles essentielles ou homéopathiques qui remplacent avantageusement la pharmacopée allopathique actuelle. Mes vaches ne s’appellent plus Marquise ou Blanchette, mais 4382 ou 7486, elles sont répertoriées dans une pilothèque nationale, où, grâce à une touffe de leurs poils, on peut confirmer leur appartenance génétique par l’analyse de leur ADN. Dans la salle de traite carrelée, un compteur à lait, outre le rendement de la traite, enregistre différents paramètres, comme la conductivité électrique du lait. L’ordinateur, sur base de ces données, envoie des alarmes en cas d’écart trop important par rapport à l’archivage de ces données. L’agriculture à perdu sa poésie. La qualité est définie par l’industrie, plus par le consommateur. Asepsie et stabilité en sont les maîtresses règles. Par inertisation de l’aliment nous sommes entrés dans l’aire de la malbouffe. Le petit agriculteur de proximité est systématiquement exterminé.

Passage de relais ?

Et puis un soir, ma fille et mes petits enfants viennent de partir. Assis dans le divan, je regarde sans le voir le télé-journal avec sur les genoux un livre que je ne lis pas. Dans la pièce à côté, mon fils surfe sur internet. Dans mon dos, mon épouse fait la vaisselle du souper. Je pense que j’ai beaucoup de chance qu’elle soit restée à mes côtés à une époque ou l’on se quitte pour un mot mal placé. J’en ai vu avec elle des nuages, des orages… mais aussi des matins clairs, plein de lumière et de rosée. Nostalgique, je sens que je deviens vieux. Il me faut léguer ses « archives », débarrasser les miens de ces fatras pleins de poussière qu’on ne peut surtout pas déranger…

Je regarde autour de moi, combien de fermes ont disparu, transformées en maisons de campagne. Combien de garçons, comme mon fils, restent célibataires ? Les filles ne veulent plus du métier. L’agriculture nourricière, par des scandales venus d’ailleurs, s’est muée en empoisonneuse. C’est faux ! C’est l’agroalimentaire qui mène le massacre, mais le message ne passe plus.

Quand je fais le bilan, je constate que mes combats sont d’arrière-garde. Retardent-ils seulement la débâcle ?… Le doute s’installe. Je décide de me retirer et de me consacrer aux miens, ils le méritent bien !… Cela dure une saison qui se passe dans une certaine félicité et puis le téléphone sonne ! « Que deviens-tu ? On ne te voit plus !… »

L’altermondialisation

Je reste chez moi, mais pas rancunier, je fournis des documents, des photocopies, analyse des situations, me mets à l’internet. Des associations de consommateur me rencontrent, la presse et la télé viennent enregistrer mes avis. L’expérience m’a appris comment ne plus aller trop loin, c’est facile surtout par interlocuteurs interposés. Et maintenant, autour de ma personne, se constitue une espèce d’association hybride, composée de gens de tous les milieux, en général des petits, des hors normes, qui luttent contre tout ce qu’on nous fait avaler, au propre comme au figuré. La notoriété aidant, des chercheurs et des fonctionnaires, de façon anonyme et discrète, passent par moi. Ils tentent, par procuration, d’aller contre ce qu’on leur impose, des choses opposées à leur conviction et leur conscience. Ces gens perdraient leurs budgets s’ils avouaient leurs vérités.

J’ai enfin trouvé ma place. Les éclats de miroir du vieux Piette, les données qu’il a lui-même accumulées, s’échangent, s’affinent, se placent, s’annulent ou se confortent face à des millions d’autres informations et révélations, en un immense kaléidoscope, qui via des milliers d’ordinateurs, se rejoignent et s’additionnent en de lourdes révélations. Les autoroutes de l’information, prévue par certains puissants, pour dominer le monde, leur échappent et se transforment peu à peu en une immense conscience collective.

Miroir aux reflets changeant, ce mouvement très interpellant, traité d’utopique, parfois réaliste, souvent idéaliste, mais toujours évolutif a pour nom altermondialisation… Il a encore bien du travail, il ne dépend pas de la fragilité d’un seul homme. Souhaitons-lui donc longue vie et bonne chance.

Gustave

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