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Fatigue mentale

L’agriculture a changé de visage au cours des cinquante dernières années, du tout au tout, je ne vous apprends rien. Les agriculteurs eux-mêmes présentent des apparences bien différentes de leurs parents et de leurs aïeux !

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Il m’arrive régulièrement de relire des vieux Sillon Belge des années 1960, et les photos sont éloquentes. Ainsi, les clichés pris lors des manifestations paysannes de ces années-là nous montrent des fermiers aux traits émaciés, maigres comme des rats de course, secs comme des câbles de frein. Casquettes vissées sur le crâne, ils portent des paletots étriqués qui soulignent leurs longs bras et leurs paluches de travailleurs de force, aux articulations gonflées. En 2020, les agriculteurs photographiés à l’occasion des dernières sorties de tracteurs à Bruxelles, affichent des visages potelés et rubiconds, des morphologies le plus souvent « épanouies ». Sur la bascule, il en faudrait deux d’hier pour valoir un d’aujourd’hui. Seuls les regards n’ont pas changé : une fatigue intense et chronique se lit dans leurs yeux luisants, un épuisement physique en 1960, une extrême lassitude mentale soixante années plus tard…

Papa disait souvent : «  Dans le temps, il n’y avait pas de gros, sauf les curés et les notaires ; tout le monde était maigre et travaillait dur de ses deux bras, ouvriers et cultivateurs… On mangeait pourtant gras et salé, des œufs, du lard, du beurre, sans se soucier du cholestérol, car tout était brûlé au cours des multiples tâches manuelles à accomplir chaque jour » . Quelque quatre à cinq mille kilocalories étaient consommées quotidiennement par les muscles du corps, très sollicités. Et le soir venu, le sommeil venait sans tarder, tant la fatigue physique assommait le fermier. Au lit, comment faisaient-ils pour avoir autant d’enfants ? Cela reste pour moi un grand mystère… Il faut dire que le dimanche était jour de repos, jour de messe et de sorties, après les soins aux animaux.

C’était une autre époque, avec ses difficultés et son labeur pénible, certes, mais beaucoup moins compliquée que ces deux premières décades du 21e siècle. Les engins motorisés et toutes les technologies modernes ont réduit le travail manuel d’hier à un jeu d’enfant, mais les exploitations se sont agrandies de manière exponentielle. L’esprit n’est plus jamais en repos, tandis que le corps se la coule douce à jouer avec les mécanismes électroniques, hydrauliques, informatisés : chargeurs télescopiques, distributeurs, mélangeurs, robots de traite et même de paillage (!), caméras de surveillance connectées aux smartphones. C’est tellement beau et facile, tout cela, en apparence du moins… L’agriculteur d’aujourd’hui ne marche plus des kilomètres par jour, à suivre son cheval pour labourer et herser ; il ne sème plus ses céréales et ses engrais à la volée. Assis peinard dans son tracteur, il n’a plus qu’à surveiller le travail sur ses écrans tactiles et commander ses machines par des petits effleurements du bout des doigts. Les parcelles sont immenses, parfois, avec des lignes infiniment longues de 500 mètres, alors, pour tuer un temps devenu trop monotone, les conducteurs mangent des « gougouilles », des « chiques », des « boules » et autres friandises hyper-caloriques.

Le travail est plus facile, mais ils sont endettés, et doivent réfléchir, tourner et retourner dans leur tête des solutions pour résoudre leurs problèmes de trésorerie, pour venir à bout des formalités administratives à accomplir, pour respecter la litanie de directives qui les maintiennent pieds et poings liés, pour répondre aux multiples demandes de la société à leur égard : environnement, défi climatique, alimentation, santé, fonction de rouage économique. Par instants, les agriculteurs se demandent s’ils ne sont pas des cobayes, sur lesquels sont testées toutes sortes de moyens de pression, de mises sous tension, afin de mesurer leurs capacités de résistance, de s’amuser de les voir se consumer vivants au creuset du « burn out », sans parler de l’« agri-bashing », deux anglicismes mis à la mode par une société hystérique jamais satisfaite.

Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter à gauche et à droite des récits de vie, et chacun d’entre vous, amis lecteurs agriculteurs, pourrait raconter son expérience personnelle. Notre époque veut cela, me direz-vous. Ce phénomène de fatigue mentale touche toutes les couches de notre société, même si, en toute logique, tout devrait aller pour le mieux dans notre merveilleux monde moderne où les machines font tout le travail. L’homme est un harceleur pour l’homme ; l’homme est un loup pour l’homme.

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