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Le Radeau de la Méduse

Naguère, les agriculteurs éprouvaient beaucoup de joie et de fierté, lorsque l’un de leurs enfants se destinait à reprendre l’exploitation familiale, pour perpétuer ainsi une lignée ancestrale. Aujourd’hui, ces sentiments légitimes de bonheur ont fait place à un grand questionnement, une certaine anxiété, voire une véritable panique, si un fils ou une fille désire franchir le pas. Dans notre monde moderne, le contexte a bien changé, et pas vraiment en positif…

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Régulièrement, je croise le chemin de fermiers de ma tranche d’âge, – nous sommes bien plus nombreux que nos jeunes confrères –, et qui se dirigent doucement vers leur fin de carrière. Nous ne sommes pas encore au soir de notre vie, mais l’après-midi touche à sa fin. Il est temps de songer au devenir de son exploitation, de se ménager une sortie honorable. La plupart n’ont pas de successeur et s’en réjouissent malgré tout, sans le clamer sur tous les toits, avec un vague sentiment d’échec.

Quelques-uns ont un repreneur potentiel, un fils ou une fille réellement mordu(e) par l’agriculture. Ces « chanceux » hésitent pourtant à pousser leur enfant sur un chemin certes passionnant, mais ô combien abrupt et semé d’embûches, bordé de précipices et sans cesse attaqué par des pillards enjôleurs qui risquent de voler jusqu’à leurs derniers euros, et de piller leurs ultimes illusions.

Tout a bien changé au cours de ces dernières décennies ! Les anciens codes ont disparu ; les traditions ne sont plus que souvenirs. Autrefois, un fils (souvent le plus jeune) était destiné à reprendre la ferme, et formaté en ce sens dès son plus jeune âge. Il était grandement favorisé par rapport aux autres, car destiné à s’occuper des parents devenus vieux. La transition se faisait plus ou moins en douceur, avec quelques rares conflits de générations étouffés par la toute-puissance du père. Tout n’était pas rose, bien entendu, mais les exploitations se perpétuaient ainsi de génération en génération.

Aujourd’hui, plus question de se plier au diktat des parents. Si un frère ou une sœur veut reprendre l’exploitation, il doit tout payer au prix fort : les terres, les bâtiments, les animaux, les machines. Chacun veut sa part du gâteau, et c’est normal. Mais ce prix « fort » s’avère le plus souvent impayable, malgré les aides octroyées par les Fonds du Développement Rural de la PAC. L’idéal serait d’être enfant unique, ou d’avoir des parents très riches qui auraient les capacités financières d’assouvir tous les appétits de leurs héritiers.

Même dans ces cas de bonne fortune, même si la ferme est particulièrement rentable et mérite un repreneur, les parents hésitent encore et toujours… Tout est devenu tellement compliqué, disent-ils : les formalités administratives, les normes à respecter, les innombrables obligations infantiles à accomplir, la perte de respect pour leur activité. Et tout cela pour un revenu dérisoire, comparé aux autres métiers. Selon eux, leur enfant serait bien plus avisé s’il prenait un sentier parallèle : rester dans l’agriculture, mais comme ouvrier ou technicien agricole, vétérinaire ou ingénieur agronome, ou alors exercer la profession à petite échelle, à titre accessoire, pour le plaisir. Notre secteur se dirige, lentement mais sûrement, vers la disparition des exploitations familiales, au profit de grandes structures, de sociétés administrées par des staffs multidisciplinaires : avec des pôles de gestion administrative, mécanique, agronomique, commerciale, etc. Une agriculture industrielle et commerciale, technocratique et numérisée, à grande échelle et sans aucune âme vernaculaire.

C’est triste à pleurer pour nos jeunes mordus d’agriculture. Le plus important est pour eux d’être heureux et de s’épanouir, où qu’ils soient. Un proverbe prétend : « quand on aime, on ne compte pas ». Mais en agriculture, même si on aime la profession à la folie, il faut compter, et plutôt trois fois qu’une, avant de se lancer dans une aventure qui n’aura rien d’un voyage idyllique : « la croisière s’amuse », sur un bateau de plaisance.

Ce sera plutôt une galère, me disent mes amis fermiers quinquagénaires, voire le Radeau de la Méduse, qui emportera les derniers survivants du naufrage de l’agriculture familiale vers un destin hasardeux…

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